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Ce qui du fifre vient s’en va par le tambour ! | Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, IV.3. | ou l’instrumentarium de la musique traditionnelle du comté de Nice. |
L’aire de jeu du fifre dans la musique traditionnelle |
L’aire de jeu du fifre en musique traditionnelle a été et est encore aujourd’hui très étendue : des Flandres française (Dunkerque) et belge (pays de l’Entre-Sambre-et-Meuse) à la Gascogne, en passant par le comté de Nice, la Provence, le Bas-Languedoc. L’utilisation de l’instrument est également attestée en Basse-Bretagne, de façon plus ponctuelle, à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe. Dans chacune de ces régions, dont il est intéressant de noter qu’elles sont pour la plupart des marches du royaume de France sous l’Ancien Régime, le jeu se pratique en couple (fifre, tambour) ou en trio (fifre, tambour, grosse caisse), ce même trio que l’on trouve dans le comté de Nice ou dans la ripataoulère gasconne. La flûte « angélique » est ici associée au tambour « démoniaque », comme dans bien d’autres traditions, soit joués par deux musiciens (fluviol-tamboril en Catalogne, txistu-tamboril au Pays basque, et aussi au Laos, au Tibet...), soit regroupés dans les mains d’un musicien unique (galoubet-tambourin en Provence).
Origine de l’emploi du fifre dans la musique traditionnelle |
À l’époque médiévale, les instruments de musique étaient répartis en deux groupes : les « hauts » et les « bas » instruments, en fonction de l’intensité des sons émis et non pas de leur tessiture. Aux instruments « hauts » le symbole du pouvoir, civil, militaire ou religieux. Aux instruments « bas » revient le divertissement, princier ou populaire, l’animation de la fête privée, noble, bourgeoise ou populaire (cf. Luc Charles-Dominique). Introduit en France au XVe siècle par des mercenaires suisses enrôlés dans les armées de Louis XII, le fifre s’impose rapidement comme instrument « haut » parmi la famille des flûtes. Avant que le comté de Nice ne voit, à partir du 29 septembre 1792, ses routes et sentiers parcourus par l’armée d’Italie de l’envahisseur français, il existait des bataillons niçois, indépendants, entraînés et bien armés, ainsi qu’une « garde nationale », qui marchaient déjà au son du fifre et du tambour.
Comment ces instruments en sont-ils arrivés à se rencontrer dans la musique traditionnelle ? Pour le duo fifre-tambour(s), l’origine militaire à partir des batteries de fifres et tambours paraît probable, bien que les conditions de l’adoption dans la musique traditionnelle du comté de Nice soient encore mal connues aujourd’hui. On peut supposer que d’anciens soldats ont rapporté au pays un art musical acquis sous les drapeaux, après avoir terminé leurs engagements militaires. Les sonneries militaires se seraient alors peu à peu transformées en airs populaires. Cette hypothèse trouve un début de confirmation dans le fait qu’un des airs joués à l’église pendant l’élévation s’appelle précisément La Diane, du nom de la sonnerie militaire du réveil.
L’utilisation du fifre dans la musique traditionnelle du comté de Nice est attestée dès le XVIIe siècle. Plus tard (pendant le XVIIIe siècle ?), à la suite du développement de l’activité des ménétriers, le violon est venu ajouter son timbre à celui du fifre.
D’abord employé par les formations militaires au début du XIXe siècle en remplacement du fifre, le cornet à piston est également adopté par le « mouvement orphéonique » (harmonies, fanfares...) né sous la Restauration, qui se développe à partir du milieu du XIXe siècle. C’est à ce moment que le « piston » vient se joindre au fifre, au violon et au tambour, vraisemblablement en apportant son répertoire de musique légère, de polkas, de scottish...
Le fifre (lou siblet)
Le fifre (lou siblet, le sifflet) tire son nom de l’allemand pfeifer (sifflet). Il s’agit d’une petite flûte traversière en bois (souvent en ébène ou bien en buis, plus rarement en poirier...), de perce généralement cylindrique, à six ou sept trous de jeu, avec une clé ou sans clé. Sa petite taille (environ 35,5 cm pour un fifre en mi bémol) lui confère un registre aigu, dans une échelle diatonique tempérée. Dans l’infanterie comme dans la marine française, les sonneries et batteries furent d’abord jouées par le tambour et le fifre. En 1823, à la suite d’une modification dans la composition des musiques militaires, le fifre d’infanterie a changé de tonalité, pour passer de ré à mi bémol. Le fifre a ensuite été remplacé par le cornet à piston, puis (à partir de 1831 ?) par le clairon. On dispose aujourd’hui de fifres en plusieurs tonalités : sol, ut, ré, mi bémol (d’après le diapason moderne, la3 = 440 Hz). Est-ce cette ancienne tonalité du fifre en mi bémol qui a influencé la facture des cuivres, postérieurs au siblet ?
Le violon
L’histoire des instruments à cordes frottées et à archet se perd dans la nuit des temps. L’instrument d’origine est sans doute le ravanastron, dont la légende rapporte qu’il aurait été inventé par Râvana, roi de Ceylan, vers 3000 avant notre ère. On trouve ensuite le rebab en Arabie, que les Sarrasins ont importé en Espagne au VIIIe siècle. Son descendant, le rebec à trois cordes, est diffusé au XIIe siècle dans toute l’Europe. Instrument populaire, il a été très employé par les baladins, les jongleurs. Vers le XIVe siècle, la vièle médiévale fait son apparition : instrument à archet, de forme rectangulaire ou ovale, elle avait de trois à six cordes et une touche munie de frettes. Elle se tenait appuyée sur la poitrine ou posée sur l’épaule ou sur les genoux. Une de ses cordes faisait souvent office de bourdon. La vièle médiévale a été utilisée par les troubadours pour la musique de cour, les fêtes et les danses. Ensuite vinrent les violes qui se propagent à partir de la péninsule ibérique à toute l’Europe vers la fin du XVe siècle. En Italie, la viole avec bourdon devint la lira da braccio (lyre de bras) : sept cordes, dont deux sont anachroniquement à côté du manche, comme sur le théorbe. Avec son fond voûté, ses découpes en « C », son âme, pas de doute, le violon n’est pas loin... Enfin, la famille des violons. Vers 1530, dans la région de Milan, apparaissent le premier violon (soprano) et sans doute l’alto, le ténor (aujourd’hui disparu) et la basse, plus connue sous son nom actuel : le violoncelle. La contrebasse verra le jour plus tard. Ces deux dernières familles, violes et violons, ont longtemps été rivales. Les violons, à la sonorité plus puissante, plus brillante, ont eu la préférence de nos oreilles modernes, tandis que les violes da braccio et de gambe, au timbre si doux et homogène, ont quasiment disparu. Il n’était pas rare que le violon populaire soit fabriqué par le fiddler, le « violonneux », qui taillait lui-même son bois, filait ses cordes, avant d’utiliser son produit fini. Pour l’anecdote, la « pochette » est un violon utilisé autrefois par les maîtres à danser (c’est-à-dire les professeurs de danse) pour donner la cadence. Cet instrument était si petit qu’on pouvait le glisser dans sa poche, d’où son nom !
Le (cornet à) « piston »
Le (cornet à) « piston » est un instrument en laiton, dérivé du cor de postillon à la fin des années 1820. Sa perce cylindro-cônique, sa taille plus petite que celle de la trompette, sa grande souplesse technique le rendait plus facile à jouer que la trompette de l’époque, et l’ont rapidement fait adopter par les musiques militaires occidentales. Le cornet à piston possède habituellement trois pistons, sa tonalité est en si bémol.
La vielle à roue
La vielle à roue, qui connaît actuellement un regain d’intérêt, a été pratiquée dans la musique traditionnelle du comté de Nice, surtout dans l’arrière-pays. Elle en a laissé des traces dans l’iconographie, cf. Sansougna.
Le tambour
Le tambour (caisse claire, ou tambour soprano) est apparenté au tabor, tambour à deux membranes, dont l’une est souvent doté d’un boyau simple, joué en association avec un chalumeau à trois trous dans la musique populaire européenne du Moyen Âge. Jusqu’au XIXe siècle, le tambour militaire est composé d’une caisse cylindrique (fût) en bois, assez haute, aux extrémités de laquelle sont tendues deux peaux de bête, maintenues par deux cercles de serrage (colliers) en bois peint. À cette époque, les colliers sont reliés par une cordelette munie de tirants en cuir. Au milieu du XIXe siècle, le fût cylindrique se raccourcit et devient métallique, en laiton, ainsi que les cercles de serrage, reliés par des tirants également en laiton : c’est la caisse roulante. Les peaux sont tendues par serrage d’écrous papillon sur les tirants. La peau inférieure, dite peau de timbre, plus fine que la peau de frappe, est surmontée d’un timbre extérieur composé de huit à dix boyaux tordus en une corde, donnant au tambour un son caractéristique, par vibration du timbre contre la peau de résonnance. Enfin, par l’adoption d’un fût encore plus court, de peaux en fibres synthétiques, de vis de serrage et d’un timbre fait d’un réseau de spires métalliques, le son du tambour se précise, devient plus défini et plus clair. C’est la caisse claire de la batterie de jazz. La caisse roulante a été utilisée par les sonneurs jusque vers les années 1960. La tendance actuelle parmi les groupes de musiques traditionnelles du comté de Nice est un retour au tambour militaire, au son plus moelleux. Tous ces tambours sont frappés avec des baguettes de bois sur la peau supérieure. Ces instruments au son sec, aigu et puissant, marquent de façon lisible et élégante le phrasé des thèmes musicaux.
Sa timbala (la grosse caisse)
La grosse caisse (tambour basse) a fait son apparition dans la musique européenne au XVIIIe siècle, en venant de la musique militaire turque : les orchestres à cheval des Janissaires utilisaient le davul, long tambour à deux peaux, joué à deux baguettes, dont la légende dit qu’on l’entendait à des kilomètres. Les fanfares européennes ont adapté l’instrument en le portant verticalement sur sa tranche, de façon ventrale. D’abord en bois, le fût de la grosse caisse a évolué comme celui de la caisse claire vers une fabrication métallique. Sa timbala, la grosse caisse utilisée dans la musique traditionnelle du comté de Nice, est frappée, à la main, sur une seule de ses deux peaux, par une mailloche en cuir. Son grand diamètre lui donne un son grave, assez chaleureux. Le langage très simple de la grosse caisse marque le tempo des airs.
Lou petadou, ou pignata (marmite en terre cuite)
Organologiquement, lou petadou est un tambour à friction, au son voisin de celui de la contrebasse à corde. Cet instrument était primitivement construit à partir d’un cougourdon (courge creuse ou calebasse), cette célèbre cucurbitacée cultivée dans le comté de Nice, habituellement utilisée comme récipient. Matière fragile, à laquelle on préfère aujourd’hui un pot ou une pignata (marmite en terre cuite), fermé par une peau d’âne (ou de veau mort-né ou encore de chèvre), à travers laquelle est ligaturée perpendiculairement et en son centre une baguette en roseau bien lissé. Ici, la peau du petadou n’est pas directement frappée par les doigts ou des baguettes, comme avec un tambour ordinaire, mais mise en vibration par le frottement des doigts (constamment humidifiés) sur le roseau, tenu dans une position proche de la verticale. Le pot joue le rôle de résonateur. Le petadou est le plus vieil instrument à percussion connu dans le pays, dont Annie Sidro assure qu’il a « pour fonction de reproduire le pet de Dieu ». Il est le cousin des braù, brame-topin et bramadèra utilisés en Languedoc et Gascogne, et du bramabiau rencontré dans le Rouergue et le Quercy, où son nom désigne tout aussi bien l’instrument lui-même que le beuglement du bœuf. Le rommelpot du pays flamand est un instrument similaire, construit sur la base d’un tambour de petit diamètre, au fût très allongé, équipé de deux peaux. Aux Baléares, le tambour à friction possède une seule peau, tendue sur un fût en terre cuite. La cuica, utilisée au Brésil pour imiter le cri du singe, se joue en frottant la tige avec un chiffon mouillé. La famille des tambours à friction est très diversifiée et s’étend sur une grande partie de la planète. L’Italie voisine connaît les caccarella et cupa-cupa, la proche Espagne pratique les pan bomba, ximbomba, zambomba (importé d’Amérique du Sud après la conquête du XVIe siècle) et chicharra. Toujours en Europe, on rencontre les brummtopf et rummelpot allemands, le jackdaw dans le Lincolnshire en Grande-Bretagne, le köcsögduda en Hongrie, le bandaska dans la Moravie (République tchèque), ainsi que le buhai roumain. Plus loin encore du comté de Nice, les dingwinti et mbala sont les tambours à friction sonnés au Congo ; les morupa, namalua et ngouloubé sont utilisés dans la musique traditionnelle en Afrique du Sud ; alors que le furruco est un tambour à friction employé au Venezuela. Henry Balfour, The Friction Drum, cité par André Schaeffner, situe l’origine des tambours à friction dans l’Égypte antique et l’Afrique, où les forgerons levaient et baissaient les membranes des soufflets de forge à l’aide de bâtons fixés au centre de la peau constituant ces membranes. Du tambour associé à la forge, elle-même symbole du feu des Enfers, jusqu’au « pet de Dieu » du petadou...
Musicalement, le petadou assure le même rôle que celui de la grosse caisse. Mais alors que sa timbala est utilisée dans l’arrière-pays niçois, l’aire de jeu du petadou est plutôt limitée au littoral du comté de Nice.
Pas vraiment – ni seulement – une percussion, la vespa est un ensemble instrumental, l’« orphéon carnavalesque niçois », en vogue dès le début du XIXe siècle dans les carnavals de quartiers, dont les instruments sont fabriqués à partir de cougourdons aux formes cocasses. Pendant sa croissance, le cougourdon peut prendre de nombreuses formes et tailles, naturelles ou imposées par la main de l’homme. Séché, vidé ou non de ses graines, ses propriétés sonores l’ont fait utiliser pour le transformer en instrument à percussion, à friction, à vent et parfois même à cordes, dont les bourdonnements – plus ou moins aigus en fonction de la taille de chaque instrument – évoquent le bruit du vol des guêpes et autres bourdons. Quelques instruments de ce type, fabriqués entre 1894 et 1927 par un artisan, Louis Allo, sont conservés par le musée d’Art et d’Histoire de Nice.
La vespa pouvait réunir, sur les corsi de carnaval et les festivités, jusqu’à une vingtaine d’exécutants. Cette « fanfare de mirlitons » spécifiquement niçoise accompagnait la mascarade des Morou, une réminiscence des temps troublés par les incursions des Sarrasins et la peur des Barbaresques, dont le souvenir a longtemps perduré dans la mémoire collective.
La vespa, qui avait disparu des carnavals de Nice, connaît un regain d’intérêt, porté par des passionnés qui transmettent maintenant à de nombreux élèves des écoles niçoises les techniques de fabrication et d’utilisation de ses instruments.
© 2001-2023 Jean-Gabriel Maurandi.

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