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Bedrino (Védrines) Chanson traditionnelle du carnaval de Limoux, 1912. Sur l’air La Valse brune, musique Georges Krier (1909).
Air utilisé en prélude aux sorties du matin. (La version chantée présente de légères différences par rapport à la version pour orchestre.) Un article paru dans Le Télégramme du 27 mars 1912 indique que les paroles de cette chanson sont de Gabriel Buche, felibre narbonnais, président de la Cigalo narbouneso, plusieurs fois récompensé pour ses poèmes présentés aux Jeux floraux de Toulouse et de Béziers. Mais d’un autre côté, il semble peu vraisemblable que cette chanson ait pu être écrite par une personne qui ne serait pas de Limoux.
Le titre Bedrino fait allusion à l’aviateur français Jules Védrines (1), candidat malheureux aux élections législatives de 1912, qui s’est trouvé au cœur d’une polémique. Le 10 mars 1912, Jules Védrines arrive à Quillan à l’occasion d’une fête de l’aviation, sur invitation du maire Paulin Nicoleau. À cette occasion, il décide de se présenter à l’élection législative partielle qui doit avoir lieu le 17 mars 1912 dans la circonscription de Limoux, suite à la démission d’Étienne Dujardin-Beaumetz de son mandat de député, car élu au poste de sénateur de l’Aude. Commence alors dans la haute vallée de l’Aude une campagne électorale... en avion ! Le principal rival de Jules Védrines est Jean Bonnail, candidat du Parti radical socialiste et poulain d’Étienne Dujardin-Beaumetz, précédemment élu à différents postes – maire et conseiller général – depuis de nombreuses années. En une semaine, Jules Védrines parcourt toute la circonscription à l’aide de son avion, distribuant sa profession de foi en la jetant par dessus bord depuis les airs. Des réunions sont organisées dans chaque bourgade où il atterrit et où un public nombreux l’attend pour écouter ses discours, l’atterrissage de son avion étant en soi un événement. Cette semaine de campagne électorale est enflammée : les articles de presse – nombreux mais très divisés –, les affiches, les chants (2) et les documents préfectoraux témoignent de la vivacité des échanges et de la ferveur que réussit à soulever Jules Védrines, alors que Jean Bonnail était largement pressenti. La bataille s’annonce serrée, mais au soir du 17 mars 1912, Jean Bonnail est élu par 7 691 voix, contre 7 002 pour Védrines. (Quatre autres candidats – Didier Cousturier, Jacques Faure, Antoine Garrouste et Jean Vidal – n’obtiendront que très peu de voix.) Suite à l’annonce des résultats, une partie de la population se soulève ; s’ensuivent des nuits de débordements et d’agitations. (Ces résultats seront confirmés quelques mois après par la Chambre des députés, mais le nombre de voix obtenu par chaque candidat est aujourd’hui encore sujet à caution : des chiffres différents apparaissent sur les documents officiels consultables.)

Charles Toussaint Védrines, dit Jules Védrines, photo Provost, 1911. | | 1er couplet |
E qu’es aco que s’enten dins la brumo ? Qu’es aquel bruz ? Es un aucel sens plumo Que fa « tuf-tuf », que runflo e que fumo, Monto, desen e biro coma bol. Le cap lebat nostre poble frisouno, Cerco das els que pos ese aquel fol... Mas coma ben de debes Carcasono Canto a plen garganhol : | | Et qu’est ceci qui s’entend dans la brume ? Quel est ce bruit ? C’est un oiseau sans plumes Qui fait « teuf-teuf », qui ronfle et qui fume, Monte, descend et tourne comme il veut. La tête levée, notre peuple frissonne, Cherche des yeux qui peut être ce fou... Mais comme il vient de vers Carcassonne Chante à plein gosier : |
Refrain 1 |
Aco que brunzino Es le courachous Bedrino Qu’arribo sur sa machino Coumou passérat, Parel a l’esclaire Aqui es a son afaïre, Quilhat amoun naut din l’aïré Filo coumou rat ! | | Ce qui retentit (3) C’est le courageux Védrines Qui arrive sur sa machine Comme un moineau, Pareil à l’éclair Ici il est à son affaire, Perché là-haut dans les airs Il file comme un rat ! |
2e couplet |
Dins le cel blu et lis com uno glaso Gaitas, amics, aquel punt dins l’espaso Qué pauc à pauc grossis e se desplaso Qu’azidomen escalado tant naut. Es un utis fai de boes e de telo, Per le ména cal pas es un nigaut. Vires un jorn crebara las estelos, Nostres solel tant naut ! | | Dans le ciel bleu et lisse comme un miroir Guettez, amis, ce point dans l’espace Qui peu à peu grossit et se déplace Qui aisément escalade si haut. C’est un outil fait de bois et de toile, Pour le conduire il ne faut pas être un nigaud. Vous verrez [qu’]un jour il crèvera les étoiles, Notre soleil si haut ! |
Refrain 2 |
Le balent Bedrino A cabal sur sa machino Dins l’ether pur qué brounzino Filo com un rat... Parel a l’esclaire Aqui es a son afaire, Semblo qué nadé dins l’aire Com un passerat ! | | Le vaillant Védrines À cheval sur sa machine Dans l’éther pur qui bourdonne File comme un rat... Pareil à l’éclair Ici il est à son affaire, Il semble qu’il nage dans l’air Comme un moineau ! |
3e couplet |
Si les anciens que son morts a la guerro De dins le leit se lebaron de terro, Elis que an pas jamai saput so qu’ero Que de bola, sarion al desespouer Las mas sus cap daban aquel miracle, Estabuzits, un frison dins le quer, S’amagarion en cridant « Es le diable Que desen dé l’Enfer ! » | | Si les anciens qui sont morts à la guerre (4) De dans leur linceul se levaient de terre, Eux qui n’ont jamais su ce qu’était Que de voler, ils seraient au désespoir Les mains sur [la] tête devant ce miracle, Stupéfaits (5), un frisson dans la peau (6), Ils se cacheraient en criant « C’est le diable Qui descend de l’enfer ! » |
Refrain 3 |
Aco que brunzino E le motur de Bédrino Qu’a cabal sus sa machino Filo com un rat... Parel a l’esclaire Aqui es a son afaïre, Semblo qué nadé dins l’aire Com un passerat ! | | Ce qui retentit C’est le moteur de Védrines Qui, à cheval sur sa machine, File comme un rat... Pareil à l’éclair Ici il est à son affaire, Il semble qu’il nage dans l’air Comme un moineau ! |
En ce début de XXe siècle, et pendant toute la Belle Époque, les exhibitions aériennes sont à la mode, et attirent une foule de curieux dans les champs autour des bourgades. Voici comment Jean Giono décrit un tel spectacle, qui s’est déroulé vers 1905, après la moisson, près de Manosque (Alpes-de-Haute-Provence) : |
« Un beau jour, l’avion arriva sur une éteule. On l’avait amené, démonté, dans une camionnette. Le mécanicien le rafistolait. Nous avions entendu parler de ces machines qui volent, mais nous n’en avions jamais vu. Quelques jours après, le mécanicien (qui était vraiment employé à toutes les sauces) alla coller des affiches sur nos murs et dans les villages avoisinants. C’était pour dire que le célèbre aviateur (...) volerait dans la vallée à plus de cent cinquante mètres, avec des aller-retour, et même en faisant “des huit”. Et le mercredi (...) tous les gens du bourg, plus tous les habitants du canton, s’installèrent autour du champ au milieu duquel tressautait, aux coups d’un vent assez fort, un vraiment très fragile “machin-chouette”. Il fallait payer cinq francs, c’était très cher. Après avoir bien regardé l’appareil, comme il ne se passait rien sauf la tressautante sauterelle dans ses haubans, on commença à murmurer, et enfin on réclama à haute voix : “Volez ! Volez !” D’autres même criaient : “Voleur !” Le mécanicien endossa une salopette : il était mis à plus de sauces qu’on ne croyait : c’était l’aviateur lui-même. (...) Pour l’instant, cet homme-orchestre bataillait contre le vent (...) il essayait de démêler ses cordes. Non, il ne faisait pas très beau ; des tourbillons de fin d’été secouaient durement le vent. On voyait bien que l’homme volant n’avait pas du tout envie de voler. (...) le zèbre sauta dans la carlingue, un volontaire lança l’hélice, et malgré le tumulte de la foule, on entendit tousser le moteur. Le gros cerf-volant fit deux ou trois sauts, puis il roula, se souleva, retomba, se souleva enfin, et le voilà en l’air. Silence stupéfait de la foule ! Il vola : aller-retour comme il avait dit, “en huit” comme il l’avait promis. (...) nous nous débattions entre notre stupeur et notre amour éperdu pour cet homme volant, cet ange vraiment. (...) C’étaient des “Oh !” C’étaient des “Ah !” et des gémissements quand il virait sur une aile, puis sur l’autre. » |
Jean Giono, « L’habitude », La Chasse au bonheur. |
1. Charles Toussaint Védrines, dit Jules Védrines (Saint-Denis, Seine, 29 décembre 1881 - Saint-Rambert-d’Albon, Drôme, 1919). Il participa à de nombreuses courses aériennes (victoire sur « Paris-Madrid » en 1911), exécuta des missions audacieuses pendant la première guerre mondiale et réussit à atterrir sur le toit des Galeries Lafayette, à Paris, en 1919. 2. Si la « chanson de Védrines » sur l’air de La Valse brune est la plus connue, il en existe d’autres sur le même thème et écrites à la même époque. Dans les articles de presse de l’époque, il en est une, publiée dans Le Télégramme du 17 mars 1912, composée sur l’air Se canto. 3. Brounzi ou brunzi : bourdonner, bruire, murmurer, retentir, siffler... 4. Ce texte ayant été composé avant la première guerre mondiale, il ne peut faire référence qu’à la guerre de 1870 ou aux guerres napoléoniennes. 5. Estabourdit ou estabournit ou estabouzit : ébahi, étonné, interdit, pétrifié, stupéfait, surpris... 6. Quer ou quier : cuir, peau tannée d’un animal.
Bibliographie | • | L’Éclair, 22 mars 1912. | • | Le Télégramme, 21 mars 1912. |
Discographie | • | groupe folklorique limouxin « Les Arcadious », Carnaval de Limoux, disque vinyle 33 tours Productions MF, 93 Montreuil-sous-Bois, référence MV 753 024, ca 1971. |
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